L’archange et Maïlys

« Au cours de la seconde moitié du XIII° siècle, un moine franciscain, poète et polémiste, du nom de Jacopone Da Todi, conçoit une saynète en dialecte ombrien, Il Pianto della Madonna, sorte de brève Passion de la Vierge Marie. Premier exemple qui nous soit parvenu du genre de la laude (louange) dramatique, cette Plainte de la Madone peut être considérée comme l’une des sources d’une fort abondante postérité artistique autour la descente de Croix, avec son cortège d’affliction et de douleur.

Est également attribué à Da Todi un autre texte marial fondateur, le Stabat mater dolorosa. Celui-ci prend progressivement auprès des musiciens un essor si considérable et si durable, qu’il s’en dénombre des centaines depuis Josquin Des Prés. Pergolesi bien sûr, mais aussi Brossard, Haydn, Rossini, Dvorak, Szymanowski… en ont composé ; et il s’en crée encore, par exemple celui de Philippe Hersant.

Parmi les figures maîtresses du XVII° siècle qui ont traité la souffrance de Marie, le label B Records nous propose un florilège signé de Claudio Monteverdi, Tarquinio Merula, Giovanni Felice Sances et Barbara Strozzi. Il s’agit du premier disque du jeune Ensemble Desmarest, en compagnie de la non moins jeune soprano Maïlys De Villoutreys. Cet Ensemble, fondé en 2010 par le claveciniste et organiste Ronan Khalil, a vite grandi autour d’un noyau stable, et s’est vu proposer plusieurs résidences, dont Ambronay en 2012 ou Singer-Polignac en 2013 – où ils s’est illustré dans une intéressante Ode on the death of Mr. Henry Purcell.

Leur Pianto della Madonna, d’une superbe unité, n’est toutefois pas un programme inédit : ces pages de contrition ont été déjà servies ça et là par des interprètes renommées, parmi lesquelles Montserrat Figueras, Sara Mingardo, Magdalena Kozenà, Stéphanie d’Oustrac, Bernarda FinkMaria-Cristina Kiehr arbore même la totalité de ces joyaux dans sa discographie ! C’est dire à quel point est relevé le défi que se lancent ces comparses pour leur coup d’essai. Or cet essai, pimenté par l’acrobatie sans filet que constitue un enregistrement public (lors de l’Août musical de Deauville 2015), se trouve transformé.

La cantatrice bretonne dispose en effet de maints atouts. Son timbre moiré – carnations d’une Figueras et angélisme d’une Kiehr – n’est guère anodin, d’autant plus que, comme nous avons pu le vérifier lors de la présentation publique du disque, l’aplomb est insolent, garant d’un effet conséquent. En madrigaliste accomplie, elle prête une attention extrême au mot, au verbe, qu’il soit italien ou même latin, langue d’Eglise. C’est aussi celle du Pianto monteverdien (sans autre rapport que son titre avec Da Todi), épilogue de la Selva morale e spirituale. Admirablement fouillée, comprise et déroulée, cette pièce centrale se pare ainsi d’un désespoir de mère que certaines de ses consoeurs n’offrent pas, se contentant d’y rejouer l’abandon princier d’Arianna, dont la musique du célèbre Lamento est réutilisée.

Autre gemme, dans un registre plus maternel s’il se peut, le suffocant Hor ch’è tempo di dormire de Merula, une berceuse de la mort où la Vierge a la vision de la Passion du Fils qu’elle tient sur ses genoux. À l’obstination hypnotique de la basse (ici, les seules cordes frottées, trouvaille « frictionnelle », donc sensuelle, des artistes) répond la tendre psalmodie, sans cesse répétée, de la mélopée. Quel art, dans ce dormi dormi figlio initial susurré exactement comme un Do, do, l’enfant do, avant que des accents hallucinés ne dépeignent les outrages de la Croix !

Maïlys De Villoutreys se garde pourtant de toute caricature doloriste, à quoi pourrait aisément mener le premier degré redondant d’effroi du Stabat Mater. Au contraire, elle nuance à l’envi, ce qui nous vaut un Sances sensationnel dont la (dé)coloration très variée, la conduite raffinée du souffle et l’impact rhétorique économe, donc pertinent, méritent tous les éloges. Ravissement encore pour ce qui est des deux rares Strozzi, Salve Regina et O Maria. Si le second, qui clôt le récital, trahit une pointe compréhensible de fatigue, le premier, qui l’ouvre, est d’autant plus marquant que les musiciens le font précéder d’un fascinant plain-chant – la notice minimaliste n’indique pas le nom des excellents « plain-chanteurs » de cette Antienne, nous supposons donc que ce sont les instrumentistes eux-mêmes – et ceux d’une Recercada recueillie.

De fait, la réussite de ce programme ne serait pas si grande sans le talent des Desmarest, au clavecin ET à l’orgue, aux violes de gambe ET au lirone, ainsi qu’à l’archiluth. Agencement du continuo ou des pièces instrumentales interpolées, tout cela respire l’imagination, la connivence et le goût. Outre la Recercada précitée les réunissant tous, relevons la délicate Toccata laissant le clavecin dissiper de ses trilles charmeurs l’épreuve du Stabat.

Un premier opus d’une telle maturité honore, mais aussi oblige ses jeunes auteurs, qui se sauront attendus. L’enjeu les stimulera sans aucun doute, tant Maïlys De Villoutreys, signataire de deux disques aussi contrastés que possible en seulement un an (les précédent, des Chansons de Jean-Benjamin de Laborde, chez Evidence Classics), paraît au seuil d’une belle carrière, et l’Ensemble Desmarest, aussi inventif que cohérent, disposé à devenir dans son répertoire d’élection mieux qu’une marque : une griffe. »

Jacques Duffurg-Muller pour BaroquiadeS, le 29 mai 2016

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